(Pensées après avoir écouté Boris Cyrulnik présenter son dernier ouvrage, « La nuit, j’écrirai des soleils »)

Boris Cyrulnik, un homme que j’admire entre tous, est venu à Bordeaux, chez le Saint des Saints des libraires (Mollat), présenter son dernier livre, « La nuit, j’écrirai des soleils ».

Un tel auteur + un tel sujet = autant dire que j’ai dévoré ce livre, que je l’ai écorné, biffé… Bref ! Si je vous racontais qu’il m’a laissée indifférente, je ne serais pas tout à fait honnête. Touchée, je l’ai été. Et pas qu’un peu !

Donc, Boris, qui malgré son nom à consonance d’Europe de l’Est, est Bordelais, était là, lundi dernier, à quelques pas de moi et me (en fait, nous étions environ 200 à l’écouter dans la raisonnable moiteur de la Station Ausone) parlait de son livre.

Interrogé par une jeune femme dont j’envie la place, il répond de cette voix douce et calme et tranquille, à peine audible, qui le caractérise… et passe sans transition de l’humour potache (il cite notamment ce grand philosophe du XXe siècle qu’est Lucky Luke) au témoignage glaçant de son évasion à l’âge de 6 ans, caché sous le « presque » cadavre d’une femme battue à mort par la Gestapo. Les deux, la femme et l’enfant, s’en sortiront, souligne-t-il. Mais à quel prix ?

Ecrire pour sublimer un traumatisme

Quel est le rapport avec son livre ? Et quel est le rapport avec l’écriture en général ?

Eh bien, son livre parle du lien entre le traumatisme (le deuil, l’abandon, le manque d’amour, la carence affective…) et la créativité.

Et ce livre regorge d’exemples d’écrivains torturés. On en a presque la nausée tellement la liste est longue :

« Sur 35 écrivains français les plus célèbres du XIXe siècle, 17 ont subi la perte, mort ou séparation de l’un ou des deux parents : Balzac avant l’âge de 7 ans, Gérard de Nerval (mère décédée alors qu’il avait 8 ans, père militaire absent), Victor Hugo (séparé du père jusqu’à 9-10 ans), Renan (à 5 ans, décès du père), Rimbaud (à 6 ans, séparé du père), Sainte Beuve (père décédé avant sa naissance), George Sand (à 4 ans, décès du père), Dumas père (à 4 ans, décès du père), Dumas fils (séparé du père jusqu’à 7 ans), Benjamin Constant (à 3 semaines, décès de la mère), Stendhal (à 7 ans, décès de la mère), Huysmans (à 8 ans, décès du père), Maupassant (à 10 ans, séparé du père), Loti (à 20 ans, décès du père), Vigny (à 19 ans, décès du père). Sans compter les nombreux écrivains orphelins : Baudelaire, Dante, Rousseau, Poe, Tolstoï, Voltaire, Byron, Keats, Swift, Dostoïevski… »

Une liste édifiante ! effarante !

C’est dans ce gouffre sans fond qu’est le malheur, « c’est dans ce noir qu’on espère la lumière, c’est la nuit qu’on écrit des soleils », écrit Boris.

L’explication neurologique

Car la privation sensorielle originelle, le manque d’amour, laissent une marque indélébile dans le cerveau de l’enfant nous explique le neuropsychiatre.

Aujourd’hui, on sait photographier ce vide. Etonnant concept !

Photographier ce qui n’existe pas, ce qui n’a jamais existé… Comme ce trou noir dans l’espace qu’on est arrivé à photographier récemment.

Chez un enfant aimé, le cerveau clignote comme un arbre de Noël. Il prend des couleurs rouge, orange, jaune. « L’image du cerveau d’un enfant placé dans un milieu pauvre en affect est bleue et verte, révélant ainsi un ralentissement métabolique », jusqu’à devenir grise et s’éteindre, dans le pire des cas.

Car on peut mourir de ne pas être aimé. J’ai vu un film récemment qui illustre tout à fait cette terrible réalité : « Pupille », avec Sandrine Kiberlain et Gilles Lelouche. Un enfant né sous X d’une jeune mère étudiante est placé à 4 jours dans une famille d’accueil aimante. Pourtant, alors qu’il est en bonne santé, il ne se comporte pas comme un bébé normal : il ne réagit pas aux stimuli extérieurs, ne réclame pas à manger, ce qui inquiète le père joué par G. Lelouche. Il culpabilise. Il ne sait que faire. Il l’aime pourtant ce bébé, il multiplie les attentions, il le porte sans arrêt dans ses bras, ne relâche jamais le lien… Une enquête menée par Sandrine Kiberlain, assistance sociale plus qu’investie dans son travail, finit par montrer que la jeune mère n’a pas réussi à dire au revoir au bébé, ni à lui expliquer son geste d’abandon. Elle lui a simplement laissé une lettre. La lecture de la lettre au bébé par l’assistante sociale déclenche un processus de résilience chez l’enfant, qui s’éveille de sa torpeur. Sur le coup, j’ai cru à une jolie fiction, dotée d’une interprétation magnifique…

Boris nous explique que, si après avoir vécu une carence affective, l’enfant est placé dans un milieu aimant, son cerveau peut se réchauffer, preuve de la résilience neuronale.

Certains enfants (et c’est le cas de Jean Genet, abandonné à 6 mois par sa mère qui souffrait de dépression) ne s’en remettent jamais, malgré l’amour de leurs parents de substitution. Boris nous parle des enfants du Djihad. Il nous dit que rien n’est perdu pour eux. Qu’une très grande partie s’en sortiront, si on aide leurs cerveaux à se réchauffer. Rien n’est jamais perdu, donc. Et on ne doit pas préjuger de ce que deviendront les enfants blessés ou maltraités.

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