…ou la puissance évocatrice du titre d’un roman
Cet article fait suite à « L’émotion, cette particule de Dieu »
OK, nous en savons maintenant bien plus sur les émotions. Mais cela ne nous dit toujours pas comment la déclencher !
« Au commencement était l’émotion », écrivait Céline (l’écrivain bien sûr, pas la chanteuse). Encore un point commun qu’elle a avec Dieu ! (l’émotion, pas la Canadienne… Vous suivez ou bien ?)
Car cela peut commencer dès le titre… Par exemple, je viens d’acheter un livre parce que je suis tombée amoureuse de son titre (« J’entends des regards que vous croyez muets » d’Arnaud Cathrine), passant outre la petite voix raisonnable qui susurrait à mon oreille : « Eh bien ! relis Britannicus ma cocotte, plutôt que d’acheter un livre parce que son titre en pastiche un vers… ». Allez, parce que c’est vous et pour le plaisir, je vous copie l’original ici :
« Caché près de ces lieux, je vous verrai, madame.
Renfermez votre amour dans le fond de votre âme :
Vous n’aurez point pour moi de langages secrets ;
J’entendrai des regards que vous croirez muets ;
Et sa perte sera l’infaillible salaire
D’un geste ou d’un soupir échappé pour lui plaire. »
Pour être tout à fait honnête, depuis que j’ai acheté le livre de Cathrine sur un coup de tête émotionnel, je lui tourne autour sans l’ouvrir : son contenu sera-t-il à la hauteur d’un si beau titre ! Et si j’étais déçue ?
Faire rêver le lecteur, provoquer une émotion dès le titre ou la 4ème de couverture… C’est l’objectif que se fixent beaucoup d’auteurs et sans doute une majorité de maisons d’édition.
De mon côté, je n’y mets pas forcément cet enjeu. Je ressens au moment de nommer mon texte en devenir, la même inquiétude que lorsque je cherchais quel prénom donner à mes enfants. C’est comme si ce titre pré-existait à l’écriture du roman, mais qu’il me fallait le deviner, sans me tromper. Le « juste » titre arrive quand je comprends enfin l’intention qui se cache derrière mon récit. Ce que je veux lui faire dire. Là où je veux emmener le lecteur.
Quant à « My absolute darling », je ne sais pas trop quoi en dire. Serais-je tombée amoureuse de son titre, si je l’avais croisé au coin d’un rayon ou en tête de gondole ? Je ne pense pas. Je ne comprends toujours pas pourquoi il n’a pas été traduit… Le talent de Gabriel (avec ses deux L) est ailleurs.
« Longtemps je me suis couché de bonne heure » ou comment harponner le lecteur dès la 1ère phrase
Après le titre, il y a les premières phrases. Celles qui vont embarquer le lecteur dans l’univers du roman, celles qui sonnent juste.
Il m’est arrivé par exemple, de rapatrier en début de roman, une scène écrite par la suite. Ou bien, d’écrire une nouvelle scène, une fois le roman terminé, parce que je sentais qu’il fallait y ajouter quelque chose d’autre ; qu’il n’était pas « juste » de commencer par le début tel qu’il était écrit.
Certains ont une approche plus « publicitaire » : il faut frapper fort dès le début ! Le lecteur est un zappeur, entend-on dire régulièrement aujourd’hui. Alors, il faut le ferrer à tout prix. Et dès les premières secondes !
Peut-être. Mais pas seulement. Ces phrases, celles qui sonnent juste, on se les rappelle. Longtemps. Et même longtemps après avoir lu le mot Fin. Leur son semble ne jamais vouloir s’éteindre, comme celui que provoque la caresse du maillet sur le bord de ces bols tibétains. J’ai deux exemples en tête que vous connaissez sûrement.
« Longtemps je me suis couché de bonne heure. » De bonheur. Le temps béni, à jamais perdu de l’enfance. Voilà ce que m’inspire cet incipit de Du côté de chez Swann, le premier tome d’A la recherche du temps perdu. J’aime à penser que Proust l’a peaufinée, remaniée, biffée, goûtée comme on fait tourner le vin dans sa bouche, puis crachée, et réécrite une multitude de fois, avant de parvenir à ce résultat… ou bien, elle a jailli de sa plume comme ça, spontanément, un beau matin, qui sait. En tout cas, pour moi, elle est juste et n’aurait pas pu être autre.
« Call me Ishmael. » C’est la première phrase (en VO) de Moby Dick, qui a été traduite en français de différentes façons selon les éditeurs. On a pu lire « Je m’appelle Ismahel. Mettons. » ; ou encore « Appelez-moi Ismahel ». La très belle édition dont je dispose a choisi « Appelons-moi Ismahel. ».
Vous entendez la différence ? Sentez-vous comment ce « Appelons » qui sonne si étrangement à l’oreille, embarque lecteur et narrateur, ensembles à la poursuite de la baleine blanche, dès le premier mot de la première phrase (ici le verbe « embarquer » est à prendre dans son sens premier…) ! J’ajoute que c’est un prodige qu’accomplit Melville dans Moby Dick, puisqu’il ne se contente pas de réussir son entrée en matière, mais qu’il nous maintient sous sa coupe, même quand il nous malmène en nous décrivant pendant des pages et des pages les techniques un peu rébarbatives avouons-le, de la pêche à la baleine.
Gabriel, lui, commence ainsi :
« La vieille maison est tapie sur sa colline, avec sa peinture blanche écaillée, ses baies vitrées, ses frêles balustrades en bois envahies de sumac vénéneux et de rosiers grimpants. »
Que d’adjectifs et que la phrase est longue… C’est en apnée que j’arrive à la fin. On est loin des 8 mots de Proust et des 3 de Melville. Bon, mais, rappelons-nous que c’est le premier roman de Gabriel. Et moi je trouve que c’est un bon départ. C’est pesant et un chouillat inquiétant (tapie, frêle, vénéneux). Je doute que ces 9 adjectifs et participes passés aient été choisis au hasard. Rien n’a été encore dit de ce qui se passe dans cette maison, mais l’émotion est là. La mienne en tout cas est dans les starting blocks. Et pourtant, ce que m’évoque cette première phrase-là n’est rien en comparaison de ce qui m’attend ! …de ce qui vous attend, si vous décidez de le lire !
Lire la suite : « Créer et faire durer l’émotion tout au long du récit »