Cet article fait suite à « Au commencement était l’émotion »

Peaufiner son titre et sa première phrase, c’est bien.

Mais il reste 453 pages à écrire (je parle de « My absolute darling »). Et c’est là que cela devient compliqué. Notamment parce que ces 454 pages que vous parcourez comme moi en 3 jours ou en quelques semaines si vous lisez à la vitesse d’un escargot fatigué ( 😉 )… ont été écrites en 8 ans par Gabriel Tallent.

En tant qu’auteur, comment faire pour rester connecté aux émotions de nos protagonistes pendant si longtemps (ce qui est indispensable pour que le lecteur, lui, y reste connecté pendant 454 pages) ? Et puis, comment faire pour être juste dans les émotions de plusieurs protagonistes, ici Turtle et son père, auxquels il faut rajouter tous les personnages secondaires…

Pour ma part, c’est ce que je trouve le plus difficile et j’ai besoin parfois d’un avis extérieur pour m’y aider : mon coach en écriture, Anaël, et ma relectrice préférée (ma fille) qui a une « bonne oreille » en matière d’émotions, sont un peu mes « garde-fous » dans ce domaine. Anaël, notamment, me pousse à aller au bout de mon intention ; il m’a aidée de nombreuses fois à fuir la facilité, l’évitement. Il est en effet des scènes difficiles à écrire, parce qu’elles mettent en difficulté nos protagonistes, les forcent à dépasser leurs peurs et… nous obligent d’une certaine façon à affronter les nôtres. Parfois, je l’avoue, écrire est un sacré bazar !

Donc, revenons-en à l’émotion. Qu’est-ce qui la crée et la fait durer ? Car nommer simplement l’émotion par laquelle passe un protagoniste n’est pas la meilleure façon de la faire ressentir au lecteur. Si je vous dis qu’en ce moment je ressens un plaisir indescriptible en vous écrivant, je ne crois pas que cela vous fasse sauter au plafond. (Ah si ? Cool ! Laissez-moi vos coordonnées en commentaire 😉)

Bien sûr, le style y concourt. Notamment les figures de style : mes cours de français sont assez loin et j’aurais du mal à les citer toutes, notamment parce qu’elles ont en général des noms à coucher dehors (métaphore, litote, métonymie, etc.)

Il y a aussi, bien sûr, toutes les façons d’exprimer ce que les 5 sens perçoivent (la première phrase de My absolute darling en est un exemple) et de susciter ainsi des émotions au travers des éléments du décor ou de l’environnement. J’ai par exemple dans un roman (La vie rêvée de Vince) utilisé plusieurs fois la météo pour suggérer (et amplifier) l’état émotionnel de mon protagoniste. OK, je vous l’accorde, c’est un procédé qui peut paraître simpliste (pas tant que ça, en fait !), tout en étant très efficace. Lisez ce roman et vous me direz ce que vous en pensez.

On peut aussi transmettre des émotions à un lecteur par la description des phénomènes physiologiques qui leur sont associés. Par exemple,

« Quatre Minutes. Tomàs était totalement assailli par l’angoisse. Son rythme cardiaque s’était accéléré, et il transpirait tellement que des centaines de bulles de sueur emplissaient son scaphandre. Il sentait que ses jambes étaient tremblantes, faibles et flageolantes. Sa respiration était devenue haletante, ce qui accélérait la consommation d’oxygène et remplissait de bruits sa combinaison spatiale. Tout son corps tremblait de façon incontrôlable. La perspective de mourir asphyxié dans quelques minutes le terrifiait. Trois minutes. »

Extrait tiré de « Signe de vie », de J.R. Dos Santos

Alors, vous y êtes, vous aussi, avec Tomàs, entrain de dériver dans votre combinaison spatiale, seul(e) dans l’espace intersidéral, sachant qu’il ne vous reste plus que 3 minutes (d’oxygène) à vivre ?

Il existe bien d’autres techniques que j’ai apprises lors de mes ateliers d’écriture ou de mes séances de coaching (contactez Anaël de ma part si vous voulez en savoir plus 😉). Pour moi, faire vivre les émotions dans l’écriture, c’est comme tenter de maintenir plusieurs flammes allumées tout le temps du récit (et peut-être même après la fin), en les manipulant avec doigté. Chaque flamme illustre une émotion (vous savez comme dans le dessin animé de Walt Disney, Vice-Versa), et on les ravive successivement, au fil du récit. Parfois, on en laisse une presque s’éteindre, pour la raviver quelques minutes plus tard, ou bien on augmente petit à petit son intensité. Jusqu’au dénouement final.

Mais en manipulant ces petites flammes, il faut toujours être juste, c’est-à-dire se mettre à la place des personnages qui les vivent, et donc, en passer par là où ils passent (en tout cas l’imaginer).

J’ai choisi, pour terminer cet article, de vous faire découvrir un court passage de « My absolute darling » qui est représentatif, selon moi, de ce qui fait la puissance émotionnelle de ce roman, que Stephen King lui-même décrit comme un « chef d’œuvre » : Un suspense omniprésent et qui gonfle au fil du récit, instillé dans des scènes (souvent) effarantes de la vie quotidienne, et que les protagonistes semblent pourtant trouver tout à fait normales ; les émotions y sont à peine décrites, toujours subtilement suggérées et pourtant parfaitement partagées avec le lecteur !

Dans cette scène, alors qu’il est entrain de lui faire réviser une leçon qu’il juge simple mais que Turtle n’arrive pas à retenir, le père (Martin), exaspéré, jette le livre, prend un jeu de cartes, se positionne à quelques mètres d’elle, choisit une carte qu’il place à côté de son visage et lui demande de tirer sur la carte avec un pistolet qui traîne sur la table (il faut vous expliquer que la maison est pleine d’armes à feu et que la petite a été initiée dès l’âge de 5 ans à leur maniement). J’ai volontairement écourté la scène qui dure 3 pages (en réduisant le texte à la troisième tentative de Turtle ; je vous laisse imaginer le reste… ou aller acheter le livre chez votre libraire préféré !).

« Il tend le bras et pose le Sig Sauer devant elle. Puis il fait glisser le paquet de cartes sur la table, le fait tomber dans son autre main. Il avance jusqu’à la fenêtre condamnée, se poste devant les cibles criblées d’impacts, il sort les cartes du paquet, tire le valet de pique et le tient devant son œil, montre l’image à Turtle, le dos et la tranche de la carte. […] Turtle se lève, écarte les jambes, ajuste le viseur devant son œil droit. […] La carte, elle, bouge presque imperceptiblement de haut en bas. Un infime tremblement fait écho aux battements de son cœur. Elle pense, Ne le regarde pas, ne regarde pas son visage. Regarde ton viseur, regarde la partie supérieure de ton viseur. Dans le silence qui suit la détonation, Turtle relâche la détente jusqu’à entendre un cliquetis. Martin retourne la carte intacte dans sa main et l’examine d’un geste théâtral. Il dit : C’est bien ce que je pensais.

Il laisse tomber la carte sur le paquet, retourne à la table, s’assied face à elle, reprend le livre qu’il avait posé ouvert, à l’envers, et il se penche au-dessus. Sur la fenêtre condamnée derrière lui, les impacts de balles créent un trou que l’on pourrait combler avec une pièce de vingt-cinq cents.

Elle l’observe pendant trois battements de cœur. Elle fait sauter le chargeur, éjecte la douille qu’elle attrape au vol, replace la glissière puis elle pose le pistolet, le chargeur et la douille sur la table, à côté de son assiette sale. La douille roule et décrit un large arc de cercle dans un bruit de bille. Il se lèche un doigt et tourne la page. Elle reste debout et attend qu’il la regarde mais il ne lève pas les yeux, et elle pense, Alors c’est tout ? Elle monte dans sa chambre, sombre avec ses lambris de bois brut, les feuilles de sumac qui s’insinuent par le chambranle de la fenêtre ouest. »

My absolute darling, Gabriel Tallent